Aux Veilleurs de Tréguier

Aux Veilleurs de Tréguier:

En veilleur parmi tant d'autres, je serai avec vous par la pensée! Je voudrais simplement que ces quelques mots vous disent combien votre fidélité est précieuse. Dans notre univers où tout passe, où tout change, où rien ne semble fait pour durer, votre présence suffit à prouver qu'il reste un lieu sur lequel puisse se fonder une espérance; et ce lieu, c'est votre fidélité, c'est la fidélité qui nous unit. Le témoignage qui nous anime n'était pas passager, et notre engagement n'était pas l'affaire d'un moment... Nous ne sommes pas accrochés au passé, au contraire: nous sommes tout entiers présents à l'actualité de ce message. Le sens de la dignité de l'homme, de la femme et de l'enfant; le refus de toute commercialisation du corps; le refus de tout asservissement des esprits; le désir de rappeler la beauté et la fécondité de la famille: voilà ce qui nous réunit, et qui est plus actuel, plus profondément actuel que les opinions de circonstances successivement adoptées par l'univers médiatique et politique d'un pays qui semble avoir perdu tout cap.

C'est à cette actualité de toujours que nous voulons rester toujours fidèle.

Nous le savons bien - et ici, en Bretagne, vous le savez mieux que quiconque: le flux et le reflux, les marées, les variations du ciel, des vents et des saisons, le froid et le chaud, la pluie, la bruine et la brume, le calme plat qui fige tout comme la tempête qui agite l'océan, rien de tout cela ne parvient à ébranler le phare, s'il est bien ancré sur le rocher. Rien ne le détourne de sa mission. Quand la nuit semble tomber sur une société tout entière, il faut la fidélité silencieuse des gardiens de phares pour allumer dans l'obscurité une toute petite flamme dont la signification mystérieuse suffit à éviter bien des naufrages. Il faut la présence fidèle des hommes qui, dans la nuit, gardent la lumière allumée, pour veiller sur les autres hommes qui tentent de trouver un chemin dans la pénombre... Merci d'être ces veilleurs; merci pour votre fidélité! (François-Xavier Bellamy, 22 novembre 2014).

dimanche 26 octobre 2014

Entretien avec F-X. Bellamy, paru dans "La Nef" du mois d'octobre

L'urgence de transmettre

François-Xavier Bellamy, philosophe, enseignant, maire-adjoint de Versailles, est aussi engagé dans le débat d'idées, très en pointe depuis qu'il a participé à la fondation des « Veilleurs ». Il vient de publier un essai remarquable (Les Déshérités, ou l'urgence de transmettre, Plon, 2014, 210 pages,17€), à lire et à faire lire, sur la nécessité vitale de revenir à la transmission de la culture.
La Nef - En quoi la crise de la culture, et au-delà de toute la société, est-elle la conséquence d'une rupture de la transmission, thèse centrale de votre livre?
François-Xavier Bellamy - La crise que nous traversons, sous toutes ses formes, me semble avoir une seule et même racine: dans nos sociétés occidentales, quelques générations ont refusé de transmettre à leurs successeurs ce qu'elles-mêmes avaient reçu. Il s'agit là d'un phénomène tout à fait inédit dans l'histoire des hommes: une immense majorité d'adultes en sont venus à penser qu'enseigner à leurs enfants le savoir, la culture, la morale, la religion dont ils avaient hérité avant eux, allait enfermer leur liberté et les priver de leur spontanéité. Cette rupture de la transmission, qui s'est opérée aussi bien à l'école que dans les familles, dans les institutions publiques comme dans l'Église, est la cause unique des nombreuses facettes de la crise que nous vivons: échec éducatif, érosion du lien social, isolement individualiste, fragilisation des familles... Même sur le terrain de l'économie et de l'environnement, nous vivons une rupture de la transmission.
Vous écrivez que cette rupture n'est pas due à un échec, mais est le résultat d'une volonté délibérée qui se manifeste clairement chez trois grands penseurs, Descartes, Rousseau et Bourdieu: pourriez-vous nous expliquer cela?
En effet, cette rupture de transmission est l'aboutissement d'un mouvement de fond, de très grande ampleur - qu'il sera sans doute difficile de résumer ici en quelques mots! Pour le dire simplement, je crois que nous avons raison de décrire la situation présente comme une crise; et cependant, contrairement à ce que l'on pourrait penser spontanément, cette crise n'est pas un échec, ni un accident. Elle est le résultat de la critique dont la modernité a fait son obsession. La modernité, vous le savez, commence avec le travail de Descartes, qui par l'effort du doute tente de se libérer de tout ce qui lui a été enseigné: pour la première fois, le fait d'avoir reçu une éducation apparaît comme une malédiction, dont l'esprit critique peut seul nous délivrer. Rousseau prolonge cette perspective en interdisant à l'adulte d'influencer l'enfant: il faut le laisser, pour ainsi dire, à l'état naturel, le protéger de l'inutile fatras de la culture. Bourdieu, enfin, accomplit cette dénonciation de la transmission, en la présentant comme l'occasion d'une discrimination, d'une ségrégation sociale. La condamnation qu'il développait dans Les Héritiers, un ouvrage paru il y a tout juste cinquante ans, habite désormais notre inconscient collectif...
Comment expliquer que de telles idées heurtant a priori le bon sens aient pu se concrétiser, malgré le désastre auquel elles conduisent et qui est maintenant patent?
Ce qui anime cette volonté de déconstruction, c'est l'orgueil de l'homme qui voudrait que rien ne le précède, qui refuse d'avoir besoin de rien recevoir. Et cet orgueil - nous le constatons malheureusement dans nos propres vies, qui n'en sont jamais complètement indemnes - cet orgueil nous conduit irrémédiablement à nier le réel lorsqu'il nous oblige à reconnaître que nous ne pouvons nous suffire à nous-mêmes. Cette négation peut durer jusqu'au moment où le réel se rappelle brutalement à nous: c'est ce moment que l'on appelle une crise.
Pourquoi, pour refonder la transmission, faut-il comprendre que la culture relève davantage de l'être que de l'avoir?
Nous décrivons souvent la culture comme un bagage: comme si l'école donnait les « acquis » nécessaires pour s'en sortir dans la vie, pour tirer son épingle du jeu sur le marché du travail. Quelle perspective réductrice! La culture n'est pas un outil qu'on stocke, elle est ce par quoi nous pouvons devenir nous-mêmes. Elle n'est pas accessoire, mais essentielle. Prenez la langue, qui en est la première forme: elle ne nous permet pas simplement d'exprimer une idée qui serait déjà formée en nous. Au contraire: les mots que nous avons reçus sont tout simplement la condition même de notre pensée. Ainsi, nous ne portons pas notre culture comme un bagage encombrant: c'est elle qui nous porte, et qui nous conduit jusqu'à notre propre liberté, jusqu'à notre être singulier.
La rupture de la transmission conduit à gommer toutes les différences: n'est-ce pas l'objectif d'une société de consommation mondialisée où les hommes ne sont plus que des consommateurs interchangeables, qu'ils vivent à Paris, New York ou Pékin?
Effectivement, la déconstruction de la transmission nous condamne à l'aliénation véritable, l'uniformité d'une société privée de ce qui peut seul faire naître des personnalités et des identités singulières. La mondialisation est l'une des formes que prend aujourd'hui cet appauvrissement culturel.
À partir de là, faites-vous un lien entre la destruction de la culture et l'expansion de l'idéologie libérale-libertaire qui se traduit aussi bien par la financiarisation de l'économie que par l'évincement des nations ou l'avancée de toutes les « lois sociétales » comme le "mariage pour tous"?
Bien sûr: dans tous les domaines se déploie une même volonté de déconstruction, dont la modernité espère voir surgir un grand vide qu'elle confond avec la liberté... Voilà son espoir secret: lorsque nous serons délivrés du fardeau de la culture, et ainsi rendus insensibles aux singularités de la nature, nous pourrons enfin construire seuls nos vies, à partir de rien. La première étape consiste à vider les mots de leur sens: ne plus pouvoir dire « homme » ou « femme », « vrai » ou « faux », « bien » ou « mal » - ne plus rien pouvoir dire, pour pouvoir faire n'importe quoi de notre existence: au fond, il s'agit, pour n'être plus déterminés par rien, de devenir complètement indifférents, indistincts. Et pour y parvenir, il faut commencer par combattre la langue elle-même: affirmer par exemple qu'un papa et une maman, c'est en fait la même chose, c'est vider ces mots de leur substance, et ainsi rendre impossible toute distinction, pour pouvoir agir n'importe comment, dans le vide ainsi créé. De la signification du mariage, il ne reste plus qu'un chiffre: une paire d'individus. Nous voyons se dessiner ainsi ce que le pape François, à Lampedusa, appelait « la mondialisation de l'indifférence »: l'appauvrissement de la culture dissout toute trace d'altérité, pour ramener les personnes à la plus pauvre des différences, la distinction numérique. Incapables d'exprimer l'infinie singularité des personnes, nous ne pouvons plus les considérer que comme des individus identiques, comme de simples numéros. Le retrait de la langue accompagne l'hégémonie de la technique et de l'administration. Au fond, il s'agit de combattre la description du monde jusqu'à ce que soit accomplie sa numérisation.
Le remède, dites-vous, est de ne plus avoir peur de transmettre notre culture: comment cela peut-il se faire concrètement dans le contexte actuel? Comment redonner le sens des limites sans revenir à la notion de transcendance, donc de Dieu?
La crise que nous traversons est l'occasion qui nous est donnée de retrouver le contact avec le réel. Elle se manifeste bien sûr de façon douloureuse; mais il nous appartient sans doute d'offrir à nos contemporains les mots qui leur manquent pour penser ce qui nous arrive, et la nécessité de ces distinctions qui doivent nous guider si nous voulons vivre une authentique liberté. Finalement, la plus urgente des reconquêtes, c'est celle du vocabulaire; car encore une fois, c'est dans une langue riche de sens que notre regard peut contempler le réel, et accepter de s'en émerveiller. C'est d'ailleurs à cela qu'aspirent ceux qui nous entourent, et tant de jeunes en particulier, même et surtout parmi les plus déshérités! Pour faire ce premier pas, il n'est pas nécessaire, je crois, d'invoquer une transcendance; même si nous devons être bien conscients que, ultimement, la conversion que nous avons à vivre et à transmettre est tout entière spirituelle. Le contraire de la déconstruction, c'est l'action de grâces.
Vous avez été l'un des animateurs des « Veilleurs » et êtes très engagé dans le combat intellectuel depuis la mobilisation de la Manif pour tous: quelle leçon tirez-vous de ces événements et comment voyez-vous l'avenir, peut-on agir pour inverser la tendance?
Non seulement nous pouvons « inverser la tendance », mais nous le devons! Car le chemin de la déculturation est un chemin de mort - l'autre nom de cette « culture de mort » que l'Église a su si bien, et si tôt, désigner. Je crois que cette inversion - ou plutôt cette conversion - répond, au fond, à la soif inconsciente de l'immense majorité de nos contemporains. L'épisode du débat sur le « mariage pour tous » a révélé, au fond, que la victoire est peut-être proche; il a sans doute marqué la dernière victoire d'une génération obsédée par la destruction de notre héritage, mais qui, de façon logique, part aujourd'hui sans héritiers. Les jeunes au contraire ont témoigné en nombre, et avec une grande générosité, de leur désir d'une société qui accepte de reconnaître ce qu'elle reçoit, la fécondité de la nature dans les différences qui la traversent, et la richesse de la culture dans la sagesse qu'elle nous transmet. Voir tant de jeunes se lever pour refuser qu'on leur vole leur héritage, voilà un immense signe d'espérance!

Propos recueillis par Christophe Geffroy.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire